containers sur un cargo en mer agitée

L’âme des cargos

EXPOSITION À PHOTOCRÉANOMADE

PHOTOGRAPHIES DE THOMAS JOURNOT
du 16/06 au 1/09/2023

Aujourd’hui, c’est ma première journée complète à bord du porte-conteneur M/V Douce France, une journée à quai, accroché au béton du port du Havre, nous sommes le 10 octobre et c’est le 1er jour de ma rotation autour de l’océan Atlantique. Une première journée riche d’enseignements et de nouveauté pour le vieux terrien et jeune marin que je suis. J’ai passé du temps à suivre le chargement, à fureter sur le quai, avant que le vent de l’océan me contraigne à regagner ma cabine pour une petite pause. Moi qui suis plutôt habitué au vent continental, je ressens l’humidité et le sel de celui‑ci à travers ma parka de skippeur du dimanche. Les dernières boites ont pris place à bord, le bruit des conteneurs qui s’amoncellent sur le pont ne ponctue plus les minutes. Les dockers sont partis, le calme est revenu. On appareille ce soir. Prévu à 19h, le départ est repoussé à 23h pour finalement se dérouler à 0h00 : heure prévue de la délivrance.

Pour monter à la passerelle, il faut escalader l’escalier très raide qui mène au cinquième étage du château. Le dernier palier est faiblement éclairé par une lumière rouge. Une fois passé la lourde porte, on pénètre dans l’obscurité qui règne sur le poste de pilotage. Il me faut quelques minutes pour habituer mes yeux au manque de lumière et discerner le faciès des hommes qui guident le navire. Au début, je ne distingue que la formidable vue sur le pont rempli de conteneur et les quais par delà l’immense baie vitrée. Quelques boutons lumineux et deux énormes écrans radars illuminent légèrement la cabine. 
L’atmosphère est sereine et seule la radio, intempestivement, perturbe les voix calmes des officiers. Le poste de pilotage est vaste, propre, rangé. Je prends place parmi les hommes du Douce France, je salue le pilote qui guidera le navire jusqu’à l’océan, je m’adapte à l’ambiance. Je souffle. Si ce n’est pour me remettre des cinq étages, au moins pour reprendre mes esprits. Le départ est donné, je suis arrivé à temps. Le navire vibre un peu différemment, je sens que le Douce France bouge. Je sors sur le balcon gauche, l’aileron tribord, avec le capitaine et le pilote. Encore obscurs pour mes oreilles vierges de tout langage maritime, les ordres du commandant permettent au navire de s’éloigner du quai.
Lentement, le navire prend son cap, se frayant un passage parmi les autres cargos en plein chargement. Illuminés de toute part, l’activité sur le pont de ces navires est intense, les portiques s’affairent et je reconnais de loin le fracas métallique de deux conteneurs qui se joignent. Les lumières de la ville, pourtant toute proche, paraissent lointaines dans cette atmosphère portuaire. Elles deviennent de plus en plus faibles au fur et à mesure que le cargo s’approche de la fin de la jetée. Les autres navires, eux aussi, commencent à disparaître. 
Deux balises, une rouge, une verte et soudain le vent devient plus fort, les mouvements de l’océan viennent bouleverser mon horizontalité habituelle. 

Une sourde euphorie me gagne.
Devant moi, l’infinie obscurité n’est troublée que par les lumières des cargos en rade, parsemés au large. Je me retourne, le Havre se dessine alors entièrement, étincelante, vibrante. Aplatie sur un horizon invisible, ce dernier témoin terrestre rapetisse à une vitesse folle. Je ne suis plus attaché au continent, je vole avec le cargo, porté par le vent du large, traversant la nuit enveloppante. Le pilote me dérange en pleine rêverie intérieure, il vient me saluer. Il s’en retourne à terre, pour guider un autre cargo vers son nouveau départ. 
Avec l’idée que je pourrais dire stop et revenir à terre avec lui à bord de la pilotine, arrêter là mon aventure et rentrer chez moi, me viens aussitôt le sentiment que le départ, finalement, ce n’était pas hier lorsque j’ai posé ma valise dans ma cabine ou tout à l’heure lorsque nous avons largué les amarres. Non, c’est ici ! Alors que le navire a changé de bord pour aller droit vers sa première destination, à cet instant commence réellement mon voyage à la rencontre de l’océan. Un voyage intérieur vers la solitude, vers d’autres habitudes, d’autres horizons et un autre hémisphère. 
L’envie de partir n’est plus, elle est enfin assouvie. Découvrir des instants inespérés, des lieux incongrus. Je m’en vais découvrir le monde de la marine marchande et ce qui fait l’âme d’un cargo : je pars rencontrer les hommes de ce navire. C’est pour cela que j’ai embarqué et ça risque d’être le plus ardu. Je ne connais qu’un ou deux noms, je n’ai que très peu discuté avec les marins et je me sens terriblement seul depuis que je suis monté à bord. 

Je regarde machinalement mon téléphone portable, plus de réseau. Je laisse la terre et la ville devenue petit point lumineux derrière moi, je retourne à l’intérieur ramasser mes appareils photos, je suis exténué, la journée a été longue. 
À la barre, Claude regarde l’horizon, je me joins à lui quelques instants avant de redescendre dans ma cabine. 
Il est silencieux, je le dérange. 
Assis sur son fauteuil, l’œil vers le radar, l’oreille vers la radio, l’esprit au loin. Un mois et demi de reportage m’attend maintenant, cela va être dur de m’intégrer au monde fermé de la marine marchande. Les hommes d’équipages n’ont pas l’air amical, ils n’ont pas l’air d’avoir envie de communiquer et le second, assis à côté de moi, me semble être le moins aimable, avec sa gueule de vieux marin bourru.

Soudain, il se retourne vers moi et amicalement, presque paternellement, engage la conversation : 
— Alors, qu’est-ce que tu penses de l’océan ? Tes premières impressions sont bonnes ?
— Je sais pas, je découvre… 

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